Nos amis Google, Wikipédia et ChatGPT sont-ils vraiment impartiaux ?

Les biais culturels du web

Informatique
Internet
Société
Auteur·rice

F. LALLEMAND

Date de publication

19 décembre 2024

On vit dans un monde formidable, n’est-ce pas ? Un clic, et hop ! On a accès à une montagne d’informations. Wikipédia, Google, YouTube, et plus récemment ChatGPT, sont devenus nos compagnons inséparables dans la quête du savoir. Mais vous êtes-vous déjà demandé si ces outils étaient vraiment neutres, impartiaux, et nous donnaient une vision objective du monde ? C’est la question que s’est posée une équipe de chercheurs, et leurs conclusions, relayées par Laurent Bloch dans un article passionnant, sont pour le moins… éclairantes, et même un peu dérangeantes !

Un éléphant, six aveugles et plein de malentendus : l’allégorie qui résume tout

Imaginez six aveugles qui rencontrent un éléphant. L’un touche la trompe et dit “c’est un serpent !”. Un autre touche une défense et s’exclame “mais non, c’est une lance !”. Un troisième palpe l’oreille et déclare : “Vous vous trompez tous les deux, c’est un éventail !”. Le quatrième, les mains sur une patte, affirme : “Pas du tout, c’est un arbre !”. Le cinquième, appuyé contre le flanc de l’animal, insiste : “Mais non, c’est un mur !”. Et le dernier, tenant la queue, conclut : “Vous n’y êtes pas, c’est une corde !”. Vous voyez le topo ? Eh bien, c’est un peu ce qui se passe quand on interroge le web dans différentes langues. Chaque langue nous donne une perspective différente, partielle, et parfois complètement à côté de la plaque, sur un même sujet.

L’étude menée par Queenie Luo, Michael J. Puett et Michael D. Smith, et publiée dans les Communications of the ACM (CACM), le montre clairement. Vous pouvez lire l’article original ici : https://cacm.acm.org/practice/a-perspectival-mirror-of-the-elephant/. Ils ont choisi deux thèmes, le bouddhisme et le libéralisme, et ont analysé les réponses fournies par Google, YouTube, Wikipédia et ChatGPT dans douze langues différentes (anglais, français, allemand, chinois, thaï, vietnamien, italien, espagnol, russe, coréen, népalais et japonais). Douze langues, c’est pas mal, ça donne un bon aperçu de la diversité des points de vue ! Laurent Bloch, dans son article disponible ici https://laurentbloch.net/MySpip3/Biais-selon-la-langue-dans-Wikipedia-Google-ChatGPT-et-YouTube en fait un résumé très accessible.

Le bouddhisme vu par l’Occident, l’Asie… et les algorithmes : un kaléidoscope de perceptions

Prenons le bouddhisme. Vaste sujet, n’est-ce pas ? Vous cherchez des infos en français ou en allemand ? Google vous sortira des sites historiques et encyclopédiques. Logique. On est plutôt cartésiens, nous autres ! Vous faites la même recherche en anglais ? Là, surprise, on vous propose plutôt des centres de méditation et de retraites spirituelles. En gros, le bouddhisme “new age” à l’occidentale, un peu comme un produit de consommation courante. En chinois, on vous sert la version officielle du parti, avec un focus sur l’organisation des monastères. Pas de place pour la spiritualité débridée, il faut que ça rentre dans les cases ! Et en thaï, on vous explique la différence entre bouddhisme et culte des fantômes, parce que là-bas, les esprits, c’est du sérieux. Chaque langue reflète la vision dominante de sa communauté. Et c’est là que ça devient intéressant : l’article de recherche nous dit que ces résultats ne sont pas le fruit du hasard. Ils sont “cohérents” avec la manière dont le bouddhisme est perçu dans chaque communauté linguistique. En gros, Google & co nous renvoient un miroir de nos propres préjugés ! Flippant, non ?

L’étude va plus loin et analyse les résultats pour des requêtes plus précises, comme “Karma dans le bouddhisme” ou “Gautama Bouddha”. Et là, c’est encore plus flagrant. En Europe, on vous explique les concepts de base, comme si vous étiez un débutant. En Asie, on rentre dans le vif du sujet, avec des questions pratiques (comment se débarrasser du mauvais karma, par exemple). Pour le pauvre Chögyam Trungpa, un maître bouddhiste controversé, les anglophones minimisent ses frasques, tandis que les sinophones s’étalent sur les détails croustillants. Le Dalaï Lama ? Un pacifiste pour les uns, un agitateur politique pour les autres. Bref, on est loin d’une vision objective et globale !

Le libéralisme : un concept à géométrie variable, un mot qui fâche (ou pas)

Et le libéralisme dans tout ça ? Accrochez-vous, c’est encore plus tordu ! Pour un Américain, un libéral, c’est presque un gauchiste, un progressiste qui croit aux droits individuels et à l’égalité. Mais pour un Français, c’est plutôt un type de droite, genre défenseur du libre marché et de la loi de la jungle économique. Du coup, les résultats de recherche varient énormément. En anglais, le libéralisme a plutôt bonne presse. On vous parle de liberté, d’égalité des chances, de libre entreprise. En français, allemand, italien ou espagnol, c’est une autre histoire… Disons que l’image est moins reluisante, avec des critiques du néolibéralisme et de ses dérives.

Dans de nombreux pays asiatiques, l’accent mis par le libéralisme sur la liberté individuelle est perçu comme une menace pour l’ordre social et les valeurs traditionnelles. Et en russe, YouTube associe libéralisme et démocratie, avec un soupçon de nostalgie pour l’URSS et une pointe d’inquiétude sur les conséquences de la chute du communisme. On ne nagera pas dans l’objectivité ici non plus !

ChatGPT : l’intelligence artificielle qui pense en anglais… et qui nous enferme dans nos bulles

Et ChatGPT, notre nouvel ami l’IA, qu’en pense-t-il de tout ça ? Eh bien, l’étude nous apprend que la version testée à l’époque (février 2023) a été principalement entraînée sur des données en anglais. Du coup, même si vous lui posez une question en français ou en chinois, il va vous répondre avec une perspective anglo-américaine. C’est comme s’il avait des œillères ! L’article précise que c’est un peu différent avec la version intégrée à Bing, qui se base sur la langue de la requête pour choisir ses sources. Mais dans les deux cas, on a un problème : on croit qu’on a accès à une information objective, alors qu’on est enfermé dans une bulle linguistique et culturelle.

YouTube : l’amplificateur d’ethnocentrisme en vidéo

YouTube, c’est encore une autre paire de manches. L’étude montre que les vidéos proposées sont souvent produites par des membres du groupe ethnique dominant de la communauté linguistique. Et comme le classement dépend de la popularité, on se retrouve avec une vision encore plus biaisée et réductrice que sur Google. Les chercheurs parlent d’une “expérience ethnocentrique profonde”, amplifiée par l’aspect visuel et émotionnel des vidéos. On voit des visages, on entend des voix, on ressent des émotions… et on se laisse encore plus facilement influencer.

Wikipédia : un peu mieux, mais pas parfait

Et Wikipédia, notre encyclopédie collaborative préférée, est-elle plus objective ? Disons qu’elle s’en sort un peu mieux. Les articles sont écrits dans un style neutre et factuel, et les auteurs s’efforcent de citer des sources variées. Mais l’étude montre que, là aussi, il y a des différences selon les langues. L’article français sur le bouddhisme s’attarde sur le débat “religion ou philosophie”, typiquement franco-français, tandis que l’article anglais cite plein de livres sur la pleine conscience, reflet de la popularité de cette pratique aux États-Unis. Pour le libéralisme, l’article français remonte à l’Antiquité, tandis que l’italien se concentre sur le rapport entre libéralisme et religion. Bref, même Wikipédia n’échappe pas complètement aux biais culturels.

Alors, on fait quoi ? Faut-il jeter nos ordinateurs et retourner aux livres ?

Pas forcément ! Cette étude est un peu flippante, certes. Elle montre que nos outils de recherche préférés ne sont pas de simples fenêtres neutres sur le monde, mais qu’ils sont influencés par les biais culturels et politiques des communautés linguistiques. Le risque, c’est de se retrouver enfermé dans une bulle, à ne voir que ce qui conforte nos préjugés, et de ne jamais être confronté à d’autres points de vue. Imaginez par exemple un jeune qui ferait ses recherches scolaires uniquement sur la base de ces résultats biaisés, sans jamais se douter qu’il n’a qu’une vision tronquée et orientée de la réalité. C’est un peu comme si on regardait le monde par le petit bout de la lorgnette, en pensant qu’on a une vue d’ensemble.

Mais, comme le souligne Laurent Bloch, tout n’est pas perdu. Le fait que ces plateformes soient accessibles partout dans le monde est aussi une chance. On peut les utiliser pour confronter les points de vue, découvrir d’autres cultures, et se faire une opinion plus nuancée et diversifiée. Il suffit d’être un peu malin et de ne pas se laisser endormir par la facilité.

Alors, la prochaine fois que vous ferez une recherche en ligne, gardez l’esprit critique ! Changez de langue, comparez les résultats, et n’oubliez pas que la vérité est souvent un éléphant qu’on ne peut appréhender que sous tous les angles. Il faut aller la chercher par nous-mêmes, en croisant les sources, en se méfiant des évidences, et en gardant à l’esprit que nos outils numériques, aussi pratiques soient-ils, ne sont pas infaillibles. Ils ne sont que le reflet de nos propres biais, et c’est à nous de les déjouer pour nous forger une vision du monde plus juste, plus complète, et plus ouverte.